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Il y a beaucoup de singes dans ma province du Setchouann. Elle jouit de cette renommée dans les provinces voisines : on la voit toute remplie de ces bêtes. En réalité, on n’en trouve qu’au midi et à l’ouest ; dans l’est et dans le nord, je n’en ai jamais rencontré. Mais la réputation a été établie par un de nos poètes qui, au VIIe siècle, écrivait à propos de l’est du Setchouann : « Lorsque je descends le fleuve, j’entends monter, des deux bords, les cris de milliers de singes. »

Peut-être y en avait-il dans cette région au VIIe siècle ; peut-être ont-ils eu peur de la guerre et ont-ils déménagé ; ou encore appartenaient-ils à une race qui a disparu ? Ne se pourrait-il pas, enfin, que ce soit une fantaisie de poète ?

Actuellement, les chasseurs de singes s’en vont dans les montagnes de l’ouest et du midi. Ce sont des spécialistes venus du Honan, car les gens de mon pays ne chassent pas. Et il y court le proverbe : « Seuls les chasseurs du Honan peuvent les attraper. » Pourquoi n’y a-t-il qu’eux ? Parce qu’ils ont une très bonne méthode. Les plus malins d’entre nous succombent à cette méthode.

Comment donc s’y prennent-ils ? Ces hommes d’expérience s’équipent d’un bateau léger, de sacs de maïs, d’un coq et d’un grand couteau.

La chasse se compose de trois parties :

D’abord on attrape les singes,

Ensuite on les dompte,

Enfin, on les choisit.

En petit bateau, les chasseurs explorent les eaux entourant la montagne pour repérer les endroits où les singes ont installé leurs logis.

Puis, ayant choisi une région, ils attendent la tombée de la nuit. Alors, sortant des sacs de maïs, ils vont en répandre sur les rives du fleuve, loin en amont ; puis ils regagnent le bateau et vont dormir. Tout ceci s’exécute en silence afin de ne pas être entendus des singes.

Le lendemain, un singe découvre par hasard un épi et s’en sert avidement. Égoïste, comme tous ceux de son espèce, il se hâte pour être le seul à bénéficier de sa trouvaille. Enfin gavé, il rentre à son domicile et, tapi dans son coin, il se dispose à faire la sieste, la bouche encore pleine. Il dissimule son bien-être. Mais son voisin s’en aperçoit, il pose des questions ; n’obtenant que des réponses évasives il le roue de coups et obtient du gourmand qu’il lui montre le chemin. Le secret dévoilé, une foule de singes se rue sur le maïs.

Peu à peu, suivant la berge, ils s’éloignent des montagnes : au sortir de la forêt ils s’arrêtent, méfiants, et contemplent, sur les bords du fleuve, le maïs qui les invite. Ils hésitent, avancent, se grattent, tournent en rond. Voyant que tout est tranquille, ils se décident à avancer prudemment et remplissent leur estomac.

Plusieurs jours de suite la scène se répète ; mais bientôt le maïs se fait plus rare dans la montagne, plus abondant dans la plaine. Habitués au régal, les singes cherchent : ils descendent sans méfiance dans la plaine. Ils s’approchent ainsi jusqu’au bateau et n’ayant de leur vie aperçu bête pareille, ils le contemplent. D’un œil méfiant, toutefois.

L’embarcation demeure immobile et muette. Comme par hasard, une planche la relie à la berge. Comme par hasard, cette planche est recouverte d’épis de maïs.

Les singes n’osent encore s’y aventurer. Mais, parmi eux, un petit imprudent s’avance pour se servir ; un vieux compère le retient par la queue. Puis, rassurés, ils sautent sur la planche.

Le jour suivant, les chasseurs disposent peu de maïs sur la planche, mais ils en recouvrent le pont du bateau.

Les singes viennent visiter la planche ; leur instinct les avertit de ne pas grimper sur le pont. Ils réfléchissent : l’envie et la gourmandise poussent l’un d’entre eux à allonger la patte et à saisir un bout du festin. Puis, de même qu’au jour précédent, ils oublient la prudence et les voilà tous sur le bateau.

Dans la soirée, les chasseurs ne mettent plus de maïs que sur le pont. Le jour venu, ils attendent les singes cachés dans l’eau, derrière leur bateau.

Lorsque ceux-ci ont envahi le pont, des chasseurs tirent peu à peu l’embarcation loin du bord ; la planche tombe dans l’eau. À ce bruit, les singes comprennent leur aventure — mais rien au monde ne déciderait ces bêtes à se jeter à l’eau. Alors, c’est le tintamarre, les cris : ils courent et sautent de tous côtés, se culbutent et grimpent aux mâts. Le petit imprudent, devant la gravité de la situation, s’abrite contre le ventre de sa mère.

Maintenant, il s’agit de dompter ces singes piaillants. Un homme, qui était caché sous le pont, apparaît. De sa main gauche il tient un coq ; de la droite un grand couteau. Il est très fort, trapu, habillé de rouge et de couleurs violentes ; sa figure est peinte d’une façon sinistre ; sa barbe aussi est rouge. Avant de sortir de sa cachette, il pousse des cris sauvages.

À cette folle apparition, les singes affolés crient de plus belle ; d’autres, effrayés, cachent leur tête sous des planches.

Pour augmenter la panique, l’homme tue le coq et répand le sang au hasard, sur la tête des bêtes prisonnières. Épouvantées, elles se taisent et se rassemblent dans les coins. Si l’effet de terreur n’est pas suffisant, l’homme choisit un vieux singe, le tue et recommence à répandre du sang pour faire taire ceux qui crieraient encore. Cette fois, le silence s’établit. Les singes sont soumis.

À ce moment, il s’agit de choisir ceux qui feront l’affaire : l’intelligence et la sensibilité sont recherchées.

Les chasseurs ont préparé beaucoup de briques. Ils en donnent une à chaque singe. Ils leur disent : « Fais comme ça ». Et ils posent sur leur tête la brique qu’ils tiennent à deux mains.

Tous les singes sont alignés, pareils à des soldats. Il y en a qui refusent d’obéir : les chasseurs les menacent du couteau et cette méthode s’avère efficace.

Quand ils sont tous en position, les chasseurs les regardent bien, puis ils quittent le pont tirant la porte derrière eux. Mais, par des trous ménagés dans le bois, ils regardent les élèves. Il y en a qui, rejetant la brique, se remettent à courir ; d’autres attendent sans bouger. Les chasseurs remarquent la conduite de chacun. Ensuite, ils recommencent à crier et ouvrent avec violence la porte : certains singes reprennent leur brique et leur position.

Les hommes avancent à pas lourds et menaçants ; alors, d’autres singes se précipitent sur leur brique.

Le choix est fait. Les singes qui n’ont pas bougé sont peu sensibles ; ceux qui ont repris leur brique sont intelligents ; ceux qui ne l’ont pas reprise sont têtus.

Les chasseurs laissent repartir vers leur montagne les vieux singes, les petits, les insensibles, les stupides et, en général, ceux qui ont témoigné d’un mauvais caractère.

Les autres vont devenir des bêtes de cirque, ou être achetés par des amateurs qui les dressent afin d’en faire des domestiques. Ils sont vendus dans toute la Chine.

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