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Picasso est devenu très populaire mais on n’a rien compris à ses œuvres. Pourtant on a beaucoup parlé et écrit sur l’homme et sur l’œuvre jusqu’à les rendre tout à fait obscurs, même rebutants.

Mais la peinture de Picasso n’est plus inexplicable. C’est même au fond une chose très simple. La peinture contemporaine, comme l’ancienne, a suivi l’évolution de la vie humaine en général, et réciproquement en même temps que la vie humaine se compliquait, la peinture aussi est devenue de plus en plus compliquée et difficile à comprendre.

Tous ces temps-ci, le public a été très impatient de connaître la vraie signification des peintures de Picasso. Quant aux critiques, la plupart sont des écrivains et n’ont pas compris l’artiste, ils ont écrit en un style contourné, avec des mots obscurs et la peinture de Picasso est restée une énigme.

Quand je suis entré dans la salle des Picasso il y avait tellement foule qu’on voyait plus les hommes que les toiles.

D’abord je remarque les visiteurs, leurs impressions : on rit, on fait des grimaces, on regarde sérieusement, on frissonne.

Certains se demandent comment ces peintures si laides, si affreuses peuvent être si connues dans le monde entier.

—N’est-ce pas fou d’admirer pareille chose ? —Mais peut-être n’est-ce là que le culte de la célébrité ?

Dans un coin de la salle, du tapage, des agents, discussion ou manifestation ? Il y a tellement de gens que je ne peux approcher.

Ces peintures de Picasso, quels formidables chefs-d’œuvre de notre temps. La puissance de ses toiles ouvre un espace incommensurable.

Et je m’imagine Picasso quand il fait jouer son pinceau sur la toile.

Il me rappelle cette anecdote de Lao-Tseu :

Un tueur de bœufs, dans son abattoir, chaque jour, a tué des milliers de bêtes. On lui demande : « Vous devez être tout sanglant pendant votre travail à l’abattoir ? »

Et le tueur répondit : « Pas du tout, je ne sens pas les bêtes, je ne vois rien et mon couteau dans ma main, je ne le sens pas non plus. »

Chez Picasso, quelle audace aussi. — Elle a fait s’évader notre époque de l’académique. C’est lui qui a abattu le conservatisme. C’est lui qui nous conduit sur un chemin nouveau.

Je contemple et contemple encore. Je suis complètement plongé dans la rêverie, halluciné par ces toiles. Ce n’est plus de la peinture mais quelque chose de colossal, de grandiose. C’est un serpent python long comme la grande muraille, un moustique grand comme les Pyramides, un athlète qui saisit la montagne, un millier de lucioles dans la nuit noire.

À un moment une dame près de moi fixe ses regards sur la toile de Picasso, ouvre ses grands yeux et murmure : « Est-ce possible que le nez et les yeux se déplacent dans une figure humaine ? » Elle tourne la tête vers moi :

—Monsieur, est-ce possible ?

—Non, madame, ce que vous venez de dire est juste. Mais Picasso n’a pas donné de titre à sa toile. Il n’a pas dit : « C’est le portrait de Mme la comtesse X... », ni non plus que c’était une femme de notre race actuelle.

L’artiste crée la forme humaine, c’est comme le Dieu. Il crée le monde qu’il veut. Et autant vous vous étonnez du dessin de Picasso, autant vous devez vous étonner du nez au milieu de la figure et des yeux au-dessus du nez.

—Tout de même le Dieu qui crée notre forme l’a créée belle et non laide.

—Madame, pour la beauté, il n’y a rien de fixé par une loi. C’est une question d’habitude pour nous. Si par exemple vous étiez chez des sauvages en Afrique, votre vêtement et votre beauté seraient, aux yeux des nègres, comme aux vôtres les toiles de Picasso. Ce n’est pas que vous êtes laide, mais votre beauté ne leur est pas à eux-mêmes habituelle.

—Je trouve que la peinture ancienne avait beaucoup plus de valeur qu’à présent, par exemple la peinture de Rembrandt !

—Ce que vous venez de dire est très juste. Mais si Rembrandt vivait à notre époque, je suis certain qu’il ne ferait pas la même peinture qu’autrefois. La peinture doit avancer. C’est comme la mode. Si vous alliez, madame, chez un couturier, je suis certain que vous ne commanderiez pas une robe de l’époque de Rembrandt. La déformation dans la peinture de Picasso, c’est simplement un premier pas. Notre race est trop vieille, notre corps trop fragile, notre vie trop courte.

Nous devons trouver un nouveau Dieu.

Il nous donnera une jeunesse éternelle et la puissance...

Nous pourrons vivre dans l’air ou dans l’eau. Le ciel c’est nous qui le dirigerons. Si nous voulons la pluie, nous ouvrirons un robinet, si nous voulons du soleil, nous tournerons un bouton comme nous tournons une clef de chauffage. Nous irons en Asie comme nous allons à Versailles, nous ferons un week-end dans la lune. On fabriquera la forme humaine exactement telle qu’on la voudra, soit quatre yeux, deux en avant, deux en arrière, ou quatre bras ou quatre jambes. Quant à la grandeur, on pourra faire des hommes grands comme King-Kong.

Aux yeux de cette époque, peut-être, Picasso paraîtra timide.

Souvenez-vous : à l’apparition du chemin de fer, on était effrayé par ce phénomène nouveau, on pensait devoir bâtir des remparts le long des voies ferrées pour protéger de la folie les habitants riverains ! On craignait dans les tunnels sans air que les voyageurs meurent étouffés !

Mais ne craignez rien, Picasso n’est pas un danger public. N’élevons pas de remparts autour de Picasso.

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